Quelque part en Russie, l'époque stalinienne, un village de baraquements, une mine, un camp de prisonniers japonais, des enfants, Valerka et Galka. Une histoire de vie quotidienne, de survie, de débrouille, de "chacun pour soi".

Un film en noir et blanc, ce qui ne doit pas être considéré comme quelque chose d'anodin, car quand à une époque on a les moyens de filmer en couleur, ne pas le faire relève d'un parti pris. On pense à Barthes, l'écart est signifiant. Le parti pris n'est sûrement pas uniquement esthétique ici. Le film semble marqué par cette opposition noir/blanc, une dualité lumière/obscurité dont il faudrait pouvoir approfondir les significations - que penser par exemple de le long fondu au blanc qui fait s'évanouir le gros plan sur les yeux du "fou" ; comment analyser à l'échelle du film le choix des fondus au noir, des fondus au blanc ? C'est une piste, il faudrait revoir le film pour la creuser.

En tout cas, un film qui met en lumière la dualité (voire l'hypocrisie) du système stalinien, dans lequel prime le "chacun pour soi" alors que devrait théoriquement régner l'entraide au sein de la collectivité. Un film noir, pessimiste, dans lequel la solidarité n'a pas sa place car elle ne mène à rien, dans lequel le don est impossible, voire mortel, dans lequel la "blancheur" finit toujours par être salie : la farine que donnent les deux femmes au fou pour qu'il puisse se faire un beignet finira mélangée de boue dans les mains de ce dernier ; Galka, qui offre sa confiance et son soutien à Valerka, en mourra.

Un plan très marquant. Valerka vient de faire dérailler un train, qui s'est écrasé en bout de voie dans un silence fracassant. Il fuit le village et la punition qui l'attend, caché dans un wagon (il faudrait creuser la symbolique du hibou que Valerka chasse, juste avant). Plan serré sur l'enfant. Éclairé d'une lumière blanche, comme un projecteur aveuglant, Valerka se découpe nettement sur le fond noir du wagon. Lumière et caméra l'attrapent, l'accrochent, semblent le retenir dans cet instant suspendu, hors du temps. La caméra et la lumière finissent par lâcher prise, par littéralement décrocher, laissant l'enfant et le wagon filer dans le noir en arrière plan. La lumière, comme la caméra, semblent ici comme une main qui se tend, qui se tend pour le retenir, pour l'empêcher de partir dans cette fuite en avant, vers sa chute et sa fin probablement. L'image de la main qui se tend fait sens, elle rappelle celle que Valerka a refusé à la prisonnière qui tentait de s'évader en s'accrochant au wagon, le suppliant de lui venir en aide, avant de s'écraser sur le sol, rattrapée par le chien des gardiens. L'image de la main fait aussi sens quand on sait que Kanevski a tourné trois films, dont un documentaire, avec le même acteur, Pacha, celui qui joue Valerka, enfant "difficile" trouvé par hasard d'une rue par un assistant de réalisation, enfant difficile qui a connu les centres de redressement et mourra finalement en prison. Cette main tendue par la lumière et la caméra, c'est peut-être celle de Kanevski en direction de Pacha, comme si le cinéma soudain pouvait changer son destin, empêcher une inéluctable chute dans le noir, le noir de la mort, le noir de la fin.

La fin du film pose question. Valerka et Galka sont morts, on ramène le corps de la fillette auprès des siens. Sa mère en perd la raison et court, nue, à califourchon sur une balai, telle une sorcière de Salem, autour de la maison. C'est là que la rupture se produit dans le film, au moment même où cette femme bascule dans sa "folie". Une voix hors-champ soudain, celle du metteur en scène peut-être, demande au cameraman d'arrêter de filmer les enfants que l'on voit apparaître au champ et de la filmer plutôt elle, "parce que c'est là qui se passe quelque chose maintenant". D'un coup, le film qui aurait pu n'être qu'une fable, un conte, une fiction, bascule dans le documentaire, dans le *réel*. On aurait pu croire à une sorte de version russe de La guerre des boutons, mais non, par cette prise de distance finale, par la révélation soudaine du dispositif cinématographique, Kanevski projette le spectateur dans une *réalité* plus brute et plus brutale, une manière de dire "ceci n'est pas une fable, ceci a bien eu lieu et corps, ici et maintenant".