Troisième version du carnet de bord, qu'il m'incombe de remplir dans l'expérience des "draps sales".
La première, écrite trop rapidement, sans prendre le temps de peser le poids de cette écriture intime qui sera lue, fut rapidement abandonnée. La deuxième, excessivement inverse, m'y dévoilait sans retenue, rendant soudain confuse la limite ténue entre l'intimité et le travail artistique. Je garde l'amorce de ce manuscrit, certains fragments trouveront peut-être leur place ici.

18 décembre. L'expérience a débuté le 28 novembre. Procéder à un décompte des jours, à rebours, ce carnet de bord étant plus celui des souvenirs qu'il me reste que celui, à chaud, du jour le jour.

Les invités sont tou-te-s dénommé-e-s X.. Pour vivre heureux, vivons cachés.

28 novembre

Voilà, prête pour la première nuit.

J'ai changé les draps en rentrant. J'ai pris mon temps, replié avec soin les précédents, geste initial d'un rituel dont je ne maîtrise pas le sens. Une bouillotte dans le lit. Ce soir, je dors seule. Il faut toujours dormir seule la première nuit, c'est ma grand-mère qui me l'a dit. Hasard du calendrier ou impératif catégorique incarné, qu'importe, ce soir-là, j'ai imprimé seule la première trace.

Seule donc, j'ai pris place dans les nouveaux draps, ceux-là même qui doivent, par je ne sais quelle action des fibres contre les fluides, recueillir et conserver mon intimité.

Mercredi, je me suis masturbée.

Sur la fin de mes règles, le sexe irrité, brûlant, douloureux. J'y suis allée doucement, crachant sur mes doigts à plusieurs reprises pour adoucir la caresse. Là aussi, j'ai pris mon temps. L'image de son sexe dressé, le goût de la chair quand il me prend. Je me suis retenue longtemps, accroître le plaisir par l'attente et la potentialité.

J'ai joui vite. En surface. Nue. Très vite endormie.

29 novembre

Je me couche tard avec X. Fatigués, peut-être tristes, chacun de notre côté, pesants. Chambre froide, draps glacés, lui derrière moi, et nous, pelotonnés. On parle un peu, ses mots dans mon cou, ma main sur sa joue. Il est déjà nu. J'ai une culotte et un t-shirt. Très vite mais lentement, on en vient à la seule chose qui puisse apaiser les âmes en peine. Sa main connaît le chemin, ma culotte est enlevée, et d'un commun accord qui n'a nul besoin d'être exprimé, par derrière, il me prend. Lentement. Mon sexe, comme la veille, est brûlant. De la salive, pour faciliter le mouvement.

Très vite, mais lentement.

30 novembre

Lit vide, chambre noire. Je dors ailleurs.

1er décembre

Rentrée tard, fatiguée. Me couche vite, sans culotte.

2 décembre

Dors avec X.

3 décembre

Les draps sont restés occupés une bonne partie de la journée. Le réveil a pourtant sonné. Par deux fois, j'ai joué la scène du lever, mais rien à faire, la douce chaleur de son sommeil a été plus forte que toutes mes résolutions d'activité.

En début d'après-midi, le lit devient terrain de jeu. Je te mords, tu me chatouille, je te fouette, tu me pousse, je te bouscule, tu me jette. Je ris. Du sérieux au jeu, le temps de se rendre compte, essoufflés, qu'on n'a plus cinq ans. Allongé sur le côté, je lui fais face, le visage à hauteur de son sexe.

"Suce-moi, mon bébé."

Je m'exécute avec un sourire, défais la ceinture, fais glisser le pantalon, enserre son sexe dans ma bouche, fais aller mes lèvres et venir ma langue, doucement, plus vite, resserre l'étreinte. Il jouit, j'avale. Parce que j'aime ça. Pas de trace. Les draps n'auront rien.

Il est tard quand on se couche. Je m'endors avant lui.

4 décembre

Sept jours déjà, sept jours dans les draps.

Dans l'après-midi, solitaire. Devant l'ordinateur, soudain envie. Faire le noir, se déshabiller. Aller à l'essentiel, straight to the point, car je me connais. Un ordre précis, un geste maîtrisé, ce qu'il faut dans la tête pour m'exciter.

5 décembre

Une invitée, X.. Elle reste dormir. Parce qu'il est convenu de le faire, je lui propose l'option canapé, car on a tou-te-s besoin de son entière intimité. Mais non, on dormira ensemble, comme on l'a souvent fait. Ces draps ne portent pas le souvenir de ces années-là, alors je ne raconterai pas. Pas ici. Pas comme ça. Elle se couche la première, car demain, elle part tôt. Je me glisse à ses côtés un peu après, prend la place qu'elle a préalablement chauffée. Je lis un peu, sans bruit en tournant les pages. Elle ne bouge déjà plus, me tourne le dos, le drap sur l'oreille droite. Je m'endors dans la plus grande immobilité.

6 décembre

Ai mal dormi seule.

7 décembre

Saoule. Vin mauvais. Mes fringues puent la clope. Si seulement je pouvais vomir. Pour pas pleurer. Ce soir, j'ai gâché. L'art de se tirer des balles dans le pied. Le lit. Les draps. S'y jeter, s'y enfouir, disparaître, espérer y mourir, peut-être. Le tissu blanc absorbe larmes, morves et salive. Je me répands.

8 décembre

Ai dormi à la maison, mais pas dans ma chambre. Ils ont parlé une bonne partie de la nuit dans le salon. Au matin, je pensais trouvé X. dans mon lit. Il dort sur le canapé.

13 décembre

Ai dormi seule, tous les soirs. Très peu à raconter. Liquide lacrymal sur l'oreiller, sommeil lourd, bave à n'en point douter, et beaucoup de rêves, dont je ne me rappelle pas la moitié. Un bébé chat, beaucoup de gens croisés, sans conviction, un baiser.



Fuir ce lit, éviter les draps. Trop froids. Trop chargés, déjà.

16 décembre

Ai dormi ailleurs. Quitte à choisir, j'ai choisi l'inconfortable canapé et le lit d'enfant.

18 décembre

Ce matin, quand je me suis réveillée, j'ai cherché le drap, repoussé au fond du lit, en boule, plus froissé que jamais. Plus rien, entre la couette et moi. J'en ai conclus que je m'étais battu cette nuit. Contre quoi, je ne sais pas, mais la lutte fut impitoyable.

Ce soir, je décide de mettre fin à l'expérience pour cette fois. Ce sera la dernière nuit. Je vais peut-être me masturber, pour célébrer et pour que la boucle soit bouclée, ou bien m'effondrer, sous l'effet du cocktail anxiolytique-whisky qui me laissera les yeux bouffis au réveil. Peu importe à vrai dire. Le trou de la serrure est obstrué. Pour vivre heureux, vivons cachés.


Postface

Il m'est demandé d'estimer une valeur à ses draps.

C'est un leurre que de parler de valeur, de penser qu'on puisse en attribuer une aux désirs, aux plaisirs, aux fantasmes, aux drames, aux larmes, à tout ce qui résiste et déborde dans l'être. Le capitalisme le fait, il fixe des valeurs et nourrit l'illusion que l'on peut tout vendre et tout acheter. L'intime prend une valeur marchande quand il devient spectacle et spectaculaire, et c'est précisément là qu'il se perd.

Ce texte et ces objets sont à mes yeux gratuits, littéralement for free.