chantier

belliard, 1er août 2011

jeté beaucoup, à tour de bras


"La côtelette
Voici un jour ce que j'ai fait de mon corps :
A Leysin, en 1945, pour me faire un pneumothorax extrapleural, on m'enleva un morceau de côte, qu'on me restitua ensuite solennellement, troussé dans un peu de gaze médicale (les médecins, suisses, il est vrai, professaient ainsi que mon corps m'appartient, dans quelque état dépiécé qu'ils me le rendent : je suis propriétaire de mes os, dans la vie comme dans la mort). Je gardai longtemps dans un tiroir ce morceau de moi-même, sorte de pénis osseux analogue au manche d'une côtelette d'agneau, ne sachant pas qu'en faire, n'osant pas m'en débarrasser par peur d'attenter à ma personne, bien qu'il fût assez inutile d'être enfermé ainsi dans un secrétaire, au milieu d'objets "précieux", tels que de vieilles clefs, un livret scolaire, le carnet de bal en nacre et le porte-cartes en taffetas rose de ma grand-mère B. Et puis, un jour, comprenant que la fonction de tout tiroir est d'adoucir, d'acclimater la mort des objets en les faisant passer par une sorte d'endroit pieux, de chapelle poussiéreuse où, sous couvert de les garder vivants, on leur ménage un temps décent de morne agonie, mais n'allant pas jusqu'à oser jeter ce bout de moi-même dans la poubelle commune de l'immeuble, je balançais la côtelette et sa gaze, du haut du balcon, comme si je dispersais romantiquement mes propres cendres, dans la rue Servandoni, où quelque chien dut venir les flairer."

Roland Barthes, par Roland Barthes, 1974.