"Un cinéma est un lieu public où chacun se sent seul ; devant sa télé, que chacun regarde chez soi, on se sent tout le monde. Le grand écran vouvoie, mais pour ménager des tête-à-tête ; le petit tutoie, mais pour prendre en masse. Il y a des exceptions, ici. Les Dix Commandements et là Hervé Guibert, mais aller au cinoche en bande demeure une fête personnalisante alors qu'ouvrir sa télé est un plaisir solitaire mais dépersonnalisant. L'organe de "l'individualisme démocratique" aurait-il un mépris certain pour l'individuel ?

Additionnés après coup (...), les spectateurs ici forment un public, somme de rencontres uniques, et là les téléspectateurs, agrégat statistique instantané, une part de marché. (...) Un film d'auteur rencontre son public par hasard ; il le décroche, le rapte, le séduit, timbale qu'aucune étude de marché ou enquête d'opinion ne peut préfigurer : tout production cinématographique est un pari, quand ce n'est pas de la pub. La programmation télévisuelle n'est pas de l'ordre de l'appel mais du ciblage : elle vise l'échantillon, le créneau, pour s'y adapter. On remplace alors l'indéterminisme de l'oeuvre par le déterminisme du produit, la magie par la sociologie. Ou les aléas de la nuit par la lumière du jour. (...) Le petit écran, c'est le miroir du village : chaque pays (...) a la télé qu'il mérite. (...) Le bon cinéma voyage ; la bonne télé, comme le bon vin, est dédentaire : nul ne se plaît dans le miroir du voisin, qui dérange plutôt. La télé consomme des nouvelles ou des images de l'étranger, mais en famille ou en tribu. Elle a l'âme majoritaire, comme le démocrate. Renforçant les forts, elle assure les relations sociales des individus relationnels, fait sourire les souriants, vedettarise les vedettes, ajoute son aura à l'or. Ombre lumineuse du milieu ambiant, le visuel est du côté du manche et suit la ligne de moindre résistance. La télé est le "feed-back" positif des sociétés libérales ("positive" est la mauvaise rétroaction, celle qui fait s'emballer un mécanisme). Le cinéma a la vocation minoritaire, façon républicaine : si la télé est l'outil des vaniteux et la chance du conformiste, sa légende à lui est faite par des orgueilleux et des farfelus, ses chefs-d'oeuvre proviennent des marges et l'insuccès immédiat le magnifie (Citizen Kane fut un bide à sa sortie). Avec Charlot, le cinéma a symboliquement consacré l'homme d'en bas. La télé, avec Dallas, les gens d'en haut.

(...)

La télé, "fenêtre ouverte sur le monde", encadre ceux qui regardent à travers. Le ciné cadre le réel extérieur, désocialise et dépayse. Un téléphage est un sédentaire contrôlable, un cinéphile, un nomade incontrôllé. Une bonne télé reflète son audience, le bon cinéma brise le miroir. La première fabrique des indigènes, le second des "traîtres à leur milieu" ou des cosmopolites. Un "cinéfils" comme l'adolescent Daney va au cinéma en son temps pour oublier la vaisselle à faire, le onzième arrondissement et les mesquineries d'après-guerre. Le même, devenu zappeur, doit réintégrer la France-telle-qu'elle-est et refermer les fenêtres. (...)
Appareil idéologique, donc narcissique, la télé atteste une appartenance. Promoteur d'échappées, mentales et physiques, le cinéma nous détache de nos racines (nous rendant un peu moins plante ou légume). Fonction en priorité sociale, sécurisante et socialisante de l'image domestique ; fonction fugueuse et fuyante du rêve en salle. L'une, à son meilleur, est testimoniale, rivée aux réalités en cours ou passées ; l'autre peut être prophétique (Jean Renoir, Godard ou Kubrick) mais sans le savoir ni le vouloir (à la manière des peintres). (...)

La valeur d'un Renoir, d'un Welles ou d'un Wenders ne dépend pas du "sujet traité" ; à la télé un sujet intéressant rend sa retransmission intéressante. Un bon film, c'est du style ; une bonne émission, c'est une situation. Et un bon téléfilm, d'abord un bon sujet. Soit la différence entre connotation et dénotation, poésie et prose. Une "icône" s'ajoute à un univers qui ne la contenait pas. Un "indice" est un fragment de l'univers auquel il renvoie. Un film est un supplément aux choses, une bande un duplicata des choses. Le cinéma nous parle du monde et des hommes mais cet art à vocation réaliste veut un chaos filtré, médiatisé par un point de vue, une subjectivité cadrante, dialoguante, découpante et montante. La télé est en revanche à son meilleur lorsque le chaos d'une situation fait irruption à l'image, dans le frissonnement irremplaçable de l'éventuel. Car l'aléas est ici l'acmé, manif en direct, retransmission "live" des Jeux Olympiques ou débat au Parlement. (...) L'immédiateté ou le comble de l'illusion médiatique : croire que l'on peut avoir accès directement à une expérience vécue sans illusions sciemment pensées et interposées.

Un bon film bouleverse ; une bonne série intéresse. L'un grave au fond de nous une courte passion, l'autre glisse sur nous comme un accès de bonne humeur. (...) En dehors de la fiction et du documentaire historique (...), la télé, ou le consensus fait médium, est l'organe central du "on", avec un seuil de tolérance aux originaux très limité. Le cinéma, un archipel du "moi-je", où chaque cinéaste n'est responsable que de ce qu'il montre, sans alibi collectif. Nous imposant son ego arbitrairement, l'acte cinématographique a quelque chose d'un peu autoritaire. Une projection vous visse en silence dans un fauteuil, bouche cousue, oeil coincé, en position d'hypnose consentie. Alors qu'on va et vient décontracté devant une diffusion, faisant causette, mains dans les poches. Rien ne vous oblige, vous restez libre. Ca ne vous plaît pas ? Eh bien, zappez, on en a pour tous les goûts. Ou éteignez-moi, vous ne dérangerez personne et vous le ferez sans remords : vous n'avez rien payé. L'image-mouvement récompense l'immobilité physique des spectateurs ; l'image-studio compense par sa fixité la dissipation du consommateur. Quoique paralysé, le cinéphile se dépense plus ; la vraie vie est ailleurs, il faut mouiller sa chemise et suivre mentalement les lignes de fuite des images. Le téléphage a le droit d'aller pisser pendant la coupure publicitaire, mais dans sa tête, il reste immobile. Sur le petit écran, la vraie vie n'est pas derrière ou à côté, hors champ, mais ici et maintenant. Rien au-delà. Le monde est ce qu'il est, vous aussi, sékomça, point final.

Source de lumière et source d'autorité coïncident ; toute lumière vient de dieu. La petite lucarne, avons-nous dit, a sa luminescence incorporée. C'est pourquoi le cinéma, tout dogmatique que soit sa position d'image, fait respirer le réel lui-même, contrairement à la télé. Dans ce monde où s'exhibe tout ce qui gagne, où les pauvres et les moches ont le droit (et le devoir) de regarder les riches et les beaux, mais non d'être regardés pour eux-mêmes (sinon comme badauds ou faire-valoir, la réussite est à elle-même sa preuve et sa morale. Le cours de l'Histoire est le Tribunal de l'Histoire. "Nous avons raison parce que nous avons gagné" - formule emblématique : le fait dit le droit. Il est incritiquable, comme la télé elle-même (puisque la critiquer c'est critiquer le public pour laquelle elle est faite). S'il faut forcer le trait : ce n'est pas le langage qui est fasciste, c'est le visuel. Il braque les objectifs sur ceux qui ont le plus d'apparence, confirmant ainsi le pouvoir de ceux qui l'ont déjà, mais cette redondance évacue la soupape des possibles et l'écart symbolique de la loi. On ne réplique pas au présent pur, et, à la télé, tout est toujours présent, immédiat, évident, irréfutable. Pour réapparaître, l'instant passé doit faire semblant de ne pas être passé, s'afficher en quasi-présent, se rejouer en simultanéité. C'est l'instant replay, ce passé honteux immédiatement reconduit comme présent, opposé au flash-back, passé glorieux et affiché comme tel, magnifié par la mémoire, tel qu'en lui-même enfin son éloignement le change. Ces deux modes de retour en arrière, plus que deux façons d'arrêter le temps, symbolisent deux façons de vivre le moment présent : comme un absolu (vidéosphère) ou bien un relatif (graphosphère). Deux morales du temps. L'image cinéma rend le léger grave, l'image vidéo rend la gravité légère. (...) Le cinéma a la vertu "d'approcher le lointain et d'éloigner le prochain", moyennant tout un jeux de distances, fuites ou décrochages, où le sujet produit sa liberté en choississant à chaque instant ce qui est près ou loin de lui. L'image télé en revanche reçoit son espace, au lieu de l'ordonner. "Il n'y a plus de gros plans parce qu'il n'y a que des gros plans" (Daney). Cette liberté du viseur à la caméra, gage d'une maîtrise intérieure sur le monde extérieur, expliquerait la capacité du cinéma à réussir le passage au symbolique, là où l'image télé reste dans la signalétique ou l'imaginaire. Par quoi, le premier fait grandir, et le second régresser. L'adolescent devient adulte via le grand écran ; l'adulte, adolescent via le petit.

La télé catéchise. Elle marche au devoir plus qu'au voir, se fait un devoir de nous faire voir tout ce qui compte. Elle incarne le Jugement de la Société, l'équivalent pour nous du jugement de dieu. Un film engage à une responsabilité individuelle, comme toute prose à partie du monde ; une émission, qui présent sans montrer, si montrer c'est indiquer d'un certain point de vue, tiendrait plutôt à la responsabilité collective. Le ciné est un fait moral, la télé un fait social. Le premier relève de l'humanisme car il construit un réel sous la responsabilité d'un regard, le cinéaste. La seconde a une prédilection pour l'humanitaire parce qu'elle joint l'édifiant à la tranche de vie. Assez "immorale" dans ses propres procédures internes, oublieuse, truqueuse, racoleuse, peu soucieuse des conséquences de ses images et du suivi de ses sujets, la télé excelle pourtant à faire la morale aux autres, nous. Elle nous donne nos bons et méchants de chaque jour. Fatal aux grandes causes, le petit écran est notre curé du village. Il "assure" côté pastorale, ne serait-ce qu'en hiérarchisant au jour le jour les événements, les personnages "en hausse", donc en vue, "en baisse", donc hors champ. La grille de programmes conjure le chaos. C'est déjà un toilettage du désordre ambiant. Le J.T. est plus sécurisant encore pour ses ouailles. Messe à heure fixe, pasteur-vedette au visage familier, ordre immuable des rubriques (...).

L'avantage du cinéma, c'est le temps qu'il perd. Sa chances, ce sont ses longueurs. Ses Langueurs et ses pauses. Ces temps précieusement morts sans lesquels ellipses ou raccourcis perdraient tout effet, tout sens. (...) Tout art est une maîtrise du temps. Lequel est le maître ultime du visuel, qui doit prévenir au zapping par un "toujours plus vite" promu en devise scout. La vidéosphère qui bannit la durée, ne s'effraie pas de voir une image, une émission, se chasser l'une l'autre, car l'instant seul est réel (à ses yeux). Mais cet instant insaisissable n'a de cesse de nous devancer, comme un feu follet, titillement sans fin pour nous autres, pauvres spectateurs éternellement en retard d'une image-seconde, d'une mode, d'un sujet, d'un scandale, d'un génocide, sur notre présent télévisuel qui court toujours plus vite que nous. Le rattraper expose au tournis. Rien ne se déploie sous nos yeux éberlués, ne s'argumente, ne respire. Clip et cut, clash et flash. Halètement, épuisement du temps pub. Quelqu'un prend-t-il la parole dans un talk-show ou un débat, qu'on la lui coupe aussitôt, pour une autre plus urgente, une info de dernière minute, une voix mieux timbrée. "Plus vite, s'il vous plaît, le temps court." L'audience pourrait zapper si l'attention était requise, l'argument développé. Comme le bonheur démocratique, la vérité audiovisuelle est une immanence toujours déçue. (...) Le visuel nous aime mais préfère le coïtus interruptus. Pour notre bien-être sans doute et pour ranimer nos ardeurs. "Il nous reste à peine une minute..." Pourquoi et à qui faut-il "rendre l'antenne" dansune minute, ce mystère ne sera jamais éclairci et tant mieux. Cette énigme donne à la règle de l'interruption, de l'exclamation ou du borborygme, un halo à la fois pathétique et fataliste qui transforme l'étranglement des parleurs en une sorte de sacrifice rituel à une divinité des ténèbres aux arrêts implacables : l'Heure.

(...)

Familialiste, la télé ne fait pourtant pas famille (ceci explique sans doute cela). (...) Suralimenté, le téléphage n'est pas nourri à l'Oedipe, comme un cinéphile. La télé n'a pas de puissance formatrice, génétique, généalogique. Elle n'incite pas à l'identification (...) les présentateurs télé ne font rêver que les arrivistes, non les aventuriers. La télé ne fait pas grandir (si elle peut infantiliser les grands). (...) Qui est né à l'Histoire, devant sa lucarne ? Un lacanien dirait : "Le petit écran est du côté de l'imaginaire, le grand du symbolique." Godard, plus simplement : "Ici, vous levez la tête, là vous baissez les yeux." Dans le bain visuel, on a plus de chances, il est vrai, d'être ému que rebelle.

Penser, c'est dire non. Bon gré, mal gré, la télé dit oui au monde tel qu'il va ; le cinéma, "oui mais" ; la peinture lui disait oui jusqu'à Manet. Depuis, et c'est encore sa force propre, elle lui dit plutôt non."