6H15
Jusque-là, tout va bien. Ma nuit se poursuit sans encombre. Je suis loin et je suis bien, rêve serein, accompagnée d'un chat qui marche tranquillement à mes côtés, j'avance, l'horizon est dégagé.

6H20
Du remue-ménage au pays des songes, l'image se brouille, quelqu'un crie dans l'arrière-fond.

6H21
Le cri se précise, s'avance au premier plan.

6H22
Jetée sans ménagement hors du rêve. Plus de chat, plus d'horizon, seul le cri prégnant dans la cage d'escalier.

6H23
Aidez-moi, aidez-moi, s'il vous plait, aidez-moi !!!!

Une voix de femme. Elle est désormais sur le palier, devant ma porte. J'émerge, l'angoisse me prend.

Aidez-moi, aidez-moi, s'il vous plait, aidez-moi !!!!

Rapide reconnexion des neurones et évaluation de la situation, je suis dans mon lit, oui, ça d'accord, il fait nuit, OK, la femme continue à crier, qu'est-ce que je fais ?

Aidez-moi, aidez-moi, s'il vous plait, aidez-moi !!!!! Il me menace, il sait que j'ai pas de papiers, monsieur s'il vous plait aidez-moi, je ne me rappelle de rien, il m'empêche de manger, j'ai plus de papiers, il le sait, il m'empêche de sortir, s'il vous plait, aidez-moi, je n'en peux plus, il m'empêche de manger, j'ai reçu un message, aidez-moi, j'ai reçu un message, j'ai peur, s'il vous plait, il m'empêche de sortir, j'ai peur, je n'en peux plus...

6H25
Je suis toujours allongée. Je n'ose pas bouger. La femme semble seule, j'en ai conclu qu'elle n'est pas en train de se faire agresser. Aucune idée de l'heure qu'il est. La voix se calme un peu puis se tait. Silence de plomb. Le voisin de droite se retourne dans son lit. Ça tourne à 150 mille dans ma tête. Qu'est-ce que je fais ? Je me lève ? J'ouvre la porte ? Je vais voir ? J'appelle les keufs ? Je n'ose pas bouger. Le silence est menaçant. Il s'installe.

6H30
Les yeux ouverts dans le noir. Silence toujours. Je tends la main vers mon portable. Il doit être 4H, 4H30 peut-être. 6H30 sur l'écran digital. Dans une demie-heure, mon réveil va sonner.

6H31
Du mouvement dans l'escalier. Une voix d'homme, fluette, chuchottée.

Allez, viens, rentre, viens maintenant.

La voix reprend de plus belle derrière la porte.

Aidez-moi, aidez-moi, s'il vous plait, aidez-moi !!!!! Il me menace, il sait que j'ai pas de papiers, monsieur s'il vous plait aidez-moi, je ne me rappelle de rien, il m'empêche de manger, j'ai plus de papiers, il le sait, il m'empêche de sortir, s'il vous plait, aidez-moi, je n'en peux plus, il m'empêche de manger, j'ai reçu un message, aidez-moi, j'ai reçu un message, j'ai peur, s'il vous plait, il m'empêche de sortir, j'ai peur, je n'en peux plus...

Du mouvement encore, une lutte peut-être, la voix crie, hurle, transperce tout.

Je suis tétanisée, clouée, incapable de ne rien faire, à 150 mille. J'ai peur.

6H33
La voix se calme à nouveau. Un autre voisin, celui d'en face, a ouvert sa porte. Il dit que si ça continue, il va appeler les flics. La femme répond, que oui, qu'il les appelle les flics, elle va tout leur raconter. La porte se referme.

6H37
Aidez-moi, aidez-moi, s'il vous plait, aidez-moi !!!!! Il me menace, il sait que j'ai pas de papiers, monsieur s'il vous plait aidez-moi, je ne me rappelle de rien, il m'empêche de manger, j'ai plus de papiers, il le sait, il m'empêche de sortir, s'il vous plait, aidez-moi, je n'en peux plus, il m'empêche de manger, j'ai reçu un message, aidez-moi, j'ai reçu un message, j'ai peur, s'il vous plait, il m'empêche de sortir, j'ai peur, je n'en peux plus...

6H39
Allez, viens, rentre, viens maintenant

6H40
Laisse-moi, je vais tout leur dire, ils vont savoir ce que tu me fais. Aidez-moi, aidez-moi, s'il vous plait, aidez-moi !!!!! Il me menace, il sait que j'ai pas de papiers, monsieur s'il vous plait aidez-moi, je ne me rappelle de rien, il m'empêche de manger, j'ai plus de papiers, il le sait, il m'empêche de sortir, s'il vous plait, aidez-moi, je n'en peux plus, il m'empêche de manger, j'ai reçu un message, aidez-moi, j'ai reçu un message, j'ai peur, s'il vous plait, il m'empêche de sortir, j'ai peur, je n'en peux plus...

6H45
Pas bougé. Peur. Je m'en veux. Il faudrait réagir, se lever, ouvrir la porte, dire que si ça continue je ferai quelque chose, appeler les keufs, pour leur dire que la femme crie, qu'elle est menacée, qu'elle a peur, que moi aussi j'ai peur, que si ça continue...

J'éteins mon réveil. C'est tout ce que je fais. Le voisin de droite se retourne dans son lit. Je m'en veux, mais j'ai peur, je ne peux rien, à 150 mille.

6H46
Laisse-moi, je vais tout leur dire, ils vont savoir ce que tu me fais. Aidez-moi, aidez-moi, s'il vous plait, aidez-moi !!!!! Il me menace, il sait que j'ai pas de papiers, monsieur s'il vous plait aidez-moi, je ne me rappelle de rien, il m'empêche de manger, j'ai plus de papiers, il le sait, il m'empêche de sortir, s'il vous plait, aidez-moi, je n'en peux plus, il m'empêche de manger, j'ai reçu un message, aidez-moi, j'ai reçu un message, j'ai peur, s'il vous plait, il m'empêche de sortir, j'ai peur, je n'en peux plus...

6H47
La femme crie toujours, mais désormais, dans un téléphone. Qui le lui a tendu, je n'en sais rien, la voix fluette, le voisin d'en face qui aurait réouvert la porte, je ne sais pas. A l'autre bout du fil, une autre voix de femme, que j'entends distinctement grâce du haut-parleur.

Oui, il me menace, il m'empêche de manger, il m'empêche de sortir, oui, il sait que je n'ai plus de papiers, oui, oui, mais j'ai reçu un message, oui, venez, oui, au 79 rue belliard, oui, oui, venez, j'ai peur...

6H55
La femme parle. Au moins, elle ne crie plus. Elle s'adresse au mur ou à la voix fluette, aucune importance, elle parle, les mêmes mots, répétés à l'infini.

6H56
Bruit de sonnette. La voix fluette répond.

Oui au 3e.

Gros pas dans l'escalier. Les flics arrivent, quatre, cinq peut-être.

6H57
voix d'homme : "Madame, bonjour... oula, qu'est-ce que c'est que ce bordel, lâchez ça tout de suite Madame !"

bruit de lame sur le parquet

même voix d'homme : Alors, Madame, qu'est-ce qui se passe ?

Il me menace, il m'empêche de manger, il m'empêche de sortir, il sait que je n'ai plus de papiers, mais j'ai reçu un message, aidez-moi...

Les négociations s'engagent. Une voix de femme-flic, un peu autoritaire, ordonne à la femme de venir avec elle, pour discuter. La femme ne veux pas. Les questions s'enchainent, à la femme, puis à la voix fluette, qui coopère sans discuter. La femme, elle, ne répond pas, ou répond à côté, elle a peur, il la menace, l'empêche de manger, plus de papiers, tout oublié, mais un message, oui un message. Le flic s'énerve.

Madame, vous ne m'écoutez pas, vous habitez là habituellement ?

Il me menace, il m'empêche de manger, il m'empêche de sortir, il sait que je n'ai plus de papiers, mais j'ai reçu un message, aidez-moi...

Où habitez-vous ?

Il me menace, il m'empêche de manger, il m'empêche de sortir, il sait que je n'ai plus de papiers, mais j'ai reçu un message, aidez-moi...

Qui est cette personne pour vous ?

Soit disant un ami, mais, il me menace, il m'empêche de manger, il m'empêche de sortir, il sait que je n'ai plus de papiers, mais j'ai reçu un message, aidez-moi...

Le flic s'impatiente.

Bon, on l'emmène à l'hôpital Bichat. Tu lui mets les pinces, et on l'emmène à Bichat.

La femme a entendu. Elle ne veut pas. La scène s'agite.

Oula, Madame, lâchez ça.

Autre bruit de lame sur le parquet.

7H03
Tout va vite. C'est décidé, on l'emmène.

Madame, on vous emmène à l'hôpital, ça va aller maintenant. On vous emmène Madame, vous allez voir un médecin, ça va aller.

La femme résiste, crie encore, une dernière fois, sa voix s'étouffe alors qu'on l'emporte, lui fait descendre l'escalier. La porte, en bas, se referme.

7H06
Le silence est revenu. Le voisin de droite se retourne dans son lit. Je n'ai pas bougé.