Semaine azimutée. J'm'étais pourtant promise de ne pas me disperser, et pourtant, la course de fond, qui me mène cahin-caha au 11 avril et à la première épreuve du concours de la fémis, a pris quelques détours imprévus que je n'ai su éviter. Il faut dire que le contexte politique et social de ce mois de mars 2006 pour le moins troublé a de quoi occuper une partie conséquente de mes pensées. On n'échappe pas à sa douloureuse conscience et c'est quelque part rassurant de sentir, malgré la perte certaine de nombreuses de mes illusions, que je n'ai pas entièrement sombré dans un individualisme bête et méchant.

À QUAND L'ANARCHIE EN CHIRAQUIE ?

Je commencerai donc par cela. Les récents événements. D'abord dire que je me suis sentie peu impliquée par les débuts du mouvement étudiant et lycéen contre le cpe. Peut-être parce que je ne fréquente plus depuis une bonne année les bancs des universités et que de fait, je n'ai eu que peu d'espace au départ pour m'y connecter. Peut-être aussi parce que face aux slogans du type "un cdi pour tous", j'avais juste envie de répondre cette phrase culte du Péril Jeune, "on va quand même pas se battre pour travailler". Peut-être enfin parce que je suis devenue pessimiste quant à nos possibilités réelles de faire changer ce monde, de détruire les racines de ce qui nous étouffe, nous exploite, nous expulse, nous brime, nous divise, nous détruit directement ou à petit feu. Je me suis pourtant rendue à quelques manifs, sans grand espoir, ni grande conviction, "pour voir", car cela fait bien longtemps que je ne crois plus dans la force de renversement des défilés bastille-nation, ceux qui donnent une bonne conscience aux cons, ces longs défilés carnavalesques, fête ritualisée, farce instrumentalisée, énergie collective canalisée, encadrée, surveillée, contenue, derrière les services d'ordre policiers de la cgt, comme à la merci du bras armé de l'Etat. Et puis, personnellement, les ambiances merguez party des partis ne m'enthousiasment que moyennement, même si je peux toutefois leur reconnaître un caractère symbolique (le mythe de la rue) et l'avantage d'être, à un moment, une porte d'entrée dans le monde complexe de la politique pour des générations de dzeunes insouciant-e-s (comme les mouvements lycéens anti-racistes de 1996-1998 l'ont été pour moi il y a déjà longtemps).
Alors, samedi dernier, la désagréable sensation de marcher à contre-courant de ma génération, de ne me retrouver nul part, d'être prise par un carcan tenace d'impuissance personnelle et collective.

Mais depuis quelques jours, derrière mon écran, tout au long de mes pérégrinations quotidiennes sur internet, le sentiment aussi que quelque chose avait changé. Que face au cynisme dégoulinant du gouvernement, la lutte anti-cpe se chargeait soudain de revendications dans lesquelles je pouvais enfin investir un peu de ce qui me reste d'espoir, de volonté et d'énergie à faire basculer ce monde qui ne garantit la vie qu'à celleux qui peuvent se la payer. Revendications autogestionnaires et anti-autoritaires, occupations, créations de zones d'autonomie temporaires, remise en cause des grosses machines syndicales qui sont toujours promptes à casser les mouvements de l'intérieur pour se garantir une belle place au banquet des grands, échauffourées dans le quartier latin, barricades qui fleurissent avec le printemps qui revient... bref, un petit vent révolutionnaire jouissif, même s'il me questionne tout autant pour tant d'autres raisons. Alors même si je suis et reste dubitative, perplexe, en questionnement continuel face à ces mouvements (les pas de distance sont nécessaires à la libre pensée...), l'appel des AG de Tolbiac et de la Sorbonne à une manif sans fin le 23 mars, avait de quoi réveiller en moi, non sans appréhension, une petite flamme. Appréhension car un tel appel ne pouvait aboutir à autre chose qu'à une confrontation directe et violente avec les forces de l'ordre, encore une fois, ne pas se leurrer, voir les choses en face et les accepter comme telles, car comme on dit, on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs. La violence est parfois nécessaire, elle est en tout cas toujours légitime quand elle s'en prend de front à celle, bien plus inhumaine, de l'Etat. Mais appréhension pourtant, car si je reconnais une légitimité aux destructions ciblées, réfléchies et revendiquées comme telles, ce sont là des pratiques qui me sont parfois difficile à avoir. J'ai peur et je suis lâche, trop consciente qu'en face, le bras armé de l'Etat, cette machine de guerre, n'a aucun scrupule à frapper, matraquer, gazer, enfermer, détruire les êtres qui ne se battent que pour leur droit à la dignité et à vivre comme ils l'entendent.

Hier, 23 mars, amère journée. Je me suis rendue seule à cette manif. Dans le sac, un citron, donné au réveil par ce charmant garçon, pour ne pas que je pleure dans les nuages de gaz. Dans la poche, des autocollants faits maison, pour participer à ma dérisoire échelle à l'élan collectif, semer quelques mots sur mon passage en me disant qu'ils allumeront peut-être quelques mèches dans l'esprit de celleux, qui plus tard, les liront, placer quelques grains de sable pour gripper l'implacable machine... Le cortège m'apparaît cette fois impressionnant, de détermination, de joyeuse subversion, de jeunesse résolue à ne plus lâcher prise face au gouvernement qui ment éhontément. Mais très vite, la tension prend le pas et c'est l'embrouille tous les 100 mètres. Et tout au long du chemin qui nous rapprochait du piège prévisible des invalides, un constat s'impose à moi, nous sommes une jeunesse divisée et le gouffre est béant. Notre division est sociale, économique, culturelle aussi peut-être, géographique assurément. Et ce à quoi tout cela nous a amené, en fin de journée, a de quoi faire désespérer. Des jeunes qui s'en prennent à d'autres jeunes, parfois à 15 contre un-e pour un téléphone, pour un sac à main, qui agissent sous l'oeil bienveillant des crs, trop contents de voir la situation imploser et trop heureux de trouver en eux des alliés de circonstance dans leur sale travail de répression.
Le sujet est délicat. Il ne s'agit de tomber dans un manichéisme réducteur et sclérosant, qui ne ferait que le jeu du pouvoir des gouvernants. Il ne s'agit pas non plus d'excuser et de subir ce qui à mes yeux est un triste exemple de la bêtise humaine. La misère sociale et économique génère l'ignorance, rien de bien nouveau, mais doit-on pour autant l'accepter comme telle, certainement pas. Il s'agit de comprendre, ce qui n'est ici pas aisé. Quoiqu'il en soit, à l'heure qu'il est, Sarko se frotte les mains et jubile. Tous ces jeunes lui ont tendu, sans même peut-être en être conscients, leur perte et la notre sur un plateau d'argent. Quand les précaires s'en prennent aux précaires, il y a de quoi avoir peur pour la suite des événements. Le scénario, bien ficelé, est cousu de fils blancs : alors que les mouvements étudiants et lycéens se radicalisent dans leurs positions et pratiques, les tristes événements d'hier ont de quoi en décourager plus d'un-e de retourner dans la rue, de quoi pousser les syndicats à accepter la main perverse tendue par le gouvernement pour négocier une "sortie de crise" en toute tranquillité, de quoi nourrir les discours haineux et racistes des sarkozistes... Les jours qui viennent infirmeront ou pas ce que j'avance grossièrement...

DE NOS DOULOUREUSES CONTRADICTIONS

Au milieu de toute cette agitation, je suis quand même allée au ciné. Loisir petit bourgeois ? Peut-être, mais c'est aussi par la production et la diffusion d'autres images que celles qu'on nous fait bouffer à longueur de journée, que quelque part, on résiste.

Alors d'abord, la rétrospective Robert Kramer au Magic de Bobigny. De quoi nourrir mes réflexions sur la lutte et l'engagement. Deux films, "The Edge" (1967) et "Ice (1969). Tous deux relatent l'expérience de jeunes américain-e-s engagé-e-s dans des groupes révolutionnaires contre l'impérialisme et la guerre au Vietnam. Si le contexte change, le fond demeure et ses deux films sont d'excellentes leçons de maturité politique en ce qu'ils posent sans faux semblants la question de l'engagement, de la place des individu-e-s dans les mouvements qu'ils portent à bout de bras, à bout de souffle, des formes d'action, du choix révolutionnaire, de sa légitimité, des rapports de la théorie et de la pratique... Rien de simple, rien d'univoque, ces deux films soulèvent des questions plus qu'ils ne donnent de réponse, à chacun-e la sienne dans le fond.
"Ice" est des deux le plus frappant. D'abord par sa forme composite, entre documentaire et fiction, par ses collages internes, ses bouts de discours, ses bouts de conscience, ces voix divergentes qui se croisent, s'interrogent, se répondent... Une scène en particulier. Les membres du groupe révolutionnaire de libération du Mexique ont fui la ville après une série d'actes de sabotages, retranché-e-s dans une campagne enneigée. Ted est seul dans un champ, il parle au petit mur qui lui fait face, comme il se parle à lui-même, il revient un instant sur les actes qu'il vient de commettre. Gros plan sur les aspérités du muret, les trous béants entre les pierres, dont aucune ne se ressemble. Ted semble perdu, il se demande soudain : "quelle est la part du moi dans ce que je dis, quelle est celle du discours monolithique du mouvement" (texte adapté par ma mémoire trouée....!). Le gros plan du mur prend tout son sens, rien d'évident, jamais, même si les discours idéologues voudraient bien nous faire croire le contraire. Ted est comme ce mur, inégal, composite, composé, irrégulier, transpercé de doutes et de questionnements. Ted doute, en effet. Plan suivant, son ombre sur la neige, qui se réduit progressivement à une fine ligne noire sur le blanc, jusqu'à disparaître tout à fait. Ted doute, il n'est plus que l'ombre de lui même, lui aussi disparaîtra, quelques scènes plus loin, assassiné par les services secrets...

Second moment ciné de la semaine, "Oublier Cheyenne", de Valérie Minetto. Là encore, de quoi réfléchir sur nos douloureuses contradictions. Outre la très belle histoire d'amour et de compromis (car l'amour est compromis de ne pas en faire) entre Sonia et Cheyenne, la réalisatrice nous donne à penser sur notre génération. Ni Sonia, ni Cheyenne ne sont dupes de ce monde, toutes deux douloureusement conscientes de ce qui n'y tourne pas rond, de ce qui brise les individu-e-s et les accule dans de sombres recoins. Mais à chacune sa solution. Cheyenne, journaliste licenciée en fin de droits a décidé de se retirer du monde dans une campagne éloignée, ne plus participer en rien à cette machine infernale qui broie continuellement sous couvert de solidarité sociale-démocrate, ne plus consommer, revenir au langage du corps loin des jungles urbaines, aux rythmes anciens. Sonia, elle, ne veut pas lâcher, elle aime trop les gens pour tous les condamner, elle est prof, veut le rester car elle y voit encore une utilité, même si elle sait que la marche de manoeuvre est bien bien maigre pour s'y retrouver. Valérie Minetto nous plonge à travers la tension qui relie ces deux figures au sein de notre propre impuissance personnelle et collective à faire changer les choses. Retrait ou acceptation, ni l'un ni l'autre n'apparaît entièrement satisfaisant, chacun ayant les "avantages de ses inconvénients"... Dans ce pessimisme final, seule la relation à l'autre semble laisser un peu d'espoir, si deux êtres peuvent se rejoindre pour imaginer ensemble, alors il y a de quoi continuer.

HARPISTE SUR JACKHAMMER, EN LA MINEUR

Et puis, et puis, le reste de la vie. Je réapprend, parfois un peu chaotiquement, à "relationner". B. me dirait que ce mot est vide de sens, que ça veut rien dire "relationner", qu'on aime, qu'on n'aime pas, qu'on n'aime plus, différemment, qu'on déteste, qu'on s'indiffère, qu'on n'y comprend jamais rien, qu'on rame à contre-courant de nos sentiments, que "relationner", c'est rationaliser ce qui n'est pas rationalisable, et que je devrais bien m'en garder. Oui, oui, oui, mais... difficile de m'en empêcher, j'ai souvent du mal à faire taire ma tête pour laisser parler mon corps, les fantômes sont tenaces, je l'ai déjà dit. Et puis penser ce que je ressens, c'est encore une arme dans mon propre camp, pour ne pas me laisser gagner par des aveuglements qui coûtent chers.
Mais donc, je réapprend. A découvrir un inconnu, à faire confiance à ce quelqu'un qui débarque à l'improviste dans ma vie, qui prend au fil des jours un peu plus de place dans mon quotidien parce que j'ai autant envie de lui en faire que cela m'effraie, à passer de la tendre glissade, de l'inattendue complicité au retour des barbelés, à la distance braquée, au doute. C'est justement l'ajustement qui est compliqué dans la rencontre. Parce que l'on n'est ni l'un-e ni l'autre vierges de tout passé, de blessures, de vieux amours qu'il a fallu laisser derrière, d'attentes, de peurs, de craintes, de carambolages et autres plongées. On tâtonne, un pas en avant, trois en arrière, quatre de côté, on se passe parfois à côté, on se raidit, la rencontre semble nous échapper, nous glisser des doigts, tout pourrait en finir là, comme tout a commencé.
Je me dis que comme d'habitude, je suis trop pressée, je voudrais déjà connaître la fin de l'histoire, savoir comment on se fera inévitablement souffrir avant même d'avoir parcouru le chemin. Comme d'habitude j'en demande trop, que tout soit immédiat et transparent, qu'on se lise les pensées à livre ouvert, qu'on se comprenne sans avoir à s'expliquer, qu'on soit déjà accordé-e-s... Exigence et idéalisme, cocktail explosif à manipuler avec précaution.
Alors, il me faut donc aussi réapprendre à prendre mon temps, à savourer le tâtonnement, le fait que l'on soit différent, à lâcher prise sur l'imparfait, à ne pas m'en sentir menacée, à glisser sans m'aveugler, à ne pas compliquer, prendre les choses comme elles viennent, ne pas trop m'en demander. On ne se perd pas forcément parce qu'on n'a pas de carte, celles de cette histoire-là se dessineront sur la route, à chaque bifurcation.